2. Contre la violence, la bigoterie, les mariages précoces: l’école (21/08/2014)

L’Alliance israélite universelle qui créera de nombreuses écoles dans les pays arabes, est fondée en 1860 au même moment que d’autres organismes de soutien occidentaux. Envoyés à Paris, les rapports mensuels de ses maîtres constituent de très riches archives, qui décrivent aussi la condition des juifs en général et des femmes en particulier à cette époque.

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, ces enseignants et la plupart des voyageurs et témoins occidentaux soulignent le fanatisme des pratiques, le degré élevé d’intolérance religieuse, tant chez les juifs que chez les musulmans, en particulier en Perse, au Maroc et au Yémen. En 1912, un professeur de l'Alliance assure que le «juif de Marrakech représente bien le type du fanatique (qui) étouffe tout esprit de progrès ».(1)

L’arrogance n’épargne pas les bonnes âmes: «En fait, l’Occident émancipateur voit dans les juifs d’Orient des populations arriérées, à sauver de l’oppression, voire de l’abrutissement. » Il existe une vision coloniale : «C’est le frère archaïque que l’on méprise, mais qu’il faut aider.»

L’ouverture d’écoles représente un espoir d’amélioration des conditions de vie autant qu’un désir d’instruction. L’Alliance est humaniste et elle œuvre à combattre la misère et la bigoterie. Elle sera très mal vue des rabbins, souvent bornés. Durant des décennies, le combat contre l’obscurantisme est un leitmotiv: mariages précoces, violences contre les épouses, situation des femmes en général, châtiments corporels sur les enfants. Dans les écoles de l’AIU, les coups et les brimades physiques sont interdits.

Femmes…

Morocco Women voile.jpgLa condition des femmes juives est proche de celle des femmes arabes. Elle est abondamment évoquée par les sources, tantôt avec mépris, tantôt avec compréhension. En 1887, le directeur de l’Alliance écrit: «La femme à Bagdad n’est pas seulement ignorante, elle est ignare, menteuse, voleuse, hargneuse, criarde, éhontée, hypocrite, elle reste toute la vie enfermée entre quatre murs blancs, elle ne connait ni la ville, ni la vie, ni la rue, ni le passant, ni le seuil de sa porte… »

Les fillettes juives sont mariées tôt, parfois à 7, 8 ou 9 ans, et la dot grève les budgets. L’évolution sera lente: «En 1916 à Meknès, en une génération, l’âge moyen des jeunes épouses est passé de 8 à 12 ans.»

Le soir du mariage représente le premier viol. Le drap taché de sang est exposé. La conjugalité sera souvent placée sous le signe de la violence. Après les épousailles, la jeune fille enchaîne les grossesses. Dans les milieux pauvres, quand le mari est au chômage et boit, c’est elle qui gagne le pain quotidien. Un grand nombre sont couturières à domicile. La polygamie est fréquente (au Yémen surtout), des ménages qui « sont de vrais enfers. » (Photo: femmes juives en tenue de sortie, Maroc)

«On leur interdit de sortir sans être voilées, de se laisser voir à aucun homme que leur père ou leurs frères.» Au Kurdistan et en Perse, ce voile est très couvrant. A Mossoul en Irak, elles portent une étoffe noire, et un voile épais en poil de chameau ou en crin de cheval masque leur visage.

Un défi, scolariser les filles

A 11 ou 12 ans, des fillettes sont retirées brutalement de l’école afin d’être mariées. Mais de nombreux maîtres considèrent qu’il est inutile d’instruire les garçons et de laisser «des filles ignorantes qui feront des femmes rétrogrades». Ils considèrent qu’elles peuvent aider à lutter contre la barbarie, l’ignorance et le fanatisme.

Dans la première moitié XXe siècle, la scolarisation des filles progresse. Mais la résistance est vive et l’évolution des mentalités lente. Une institutrice du Maroc décrit le sort des filles retirées de l’école,Mariées Juives d'Erfoud.jpg mises en apprentissage chez une couturière à 8 ou 9ans. Dès qu’elle sait bien coudre, elle se met à son compte, vers 11 ans. «Ce sont alors des journées épuisantes pour la malheureuse fillette (…) A 12 ou 13 ans, c’est le mariage. Le mari continuera à exploiter sa jeune épouse autant, sinon plus, que les parents de cette dernière.»

La population arabe, qui voit dans la femme juive le dernier de degré de la dhimmitude, ne lui épargne pas les brimades.

L’Alliance, basée à Paris, entend promouvoir les Lumières au sein du judaïsme, l’égalité entre les hommes, la citoyenneté égale en dépit de l’appartenance religieuse, des idées qui ont gagné toute l’Europe. Elle oppose la raison critique à la croyance dogmatique et l’émergence du sujet face au groupe d’appartenance. Son projet est lié à l’avancée démocratique en Europe et aux USA. Elle enseigne aussi des connaissances profanes et ouvre vers des métiers. La pratique de l’usure est combattue. (Photo: Mariées juives d'Edfou, Maroc)

Une Alliance antisioniste jusqu’à la seconde guerre mondiale

Cette vision de la liberté religieuse et des droits individuels accentue le contraste avec l’oppression sourde et diffuse des musulmans, et leur souverain mépris pour les femmes, les juifs et les enfants. Les musulmans considèrent ces concepts de droits et d’égalité «comme une hérésie subversive imposée par la chrétienté pour affaiblir l’islam».(2).

Mais les efforts d’émancipation de l’Alliance ne visent pas à séparer les juifs des musulmans. C’est une fervente promotrice de la coexistence harmonieuse avec eux. Elle recommande de se mêler aux autres sans préjugés ni mépris. Elle invite à se méfier des riches et des notables juifs coupés du peuple, dont elle fait des tableaux féroces. Son but est l’intégration des enfants juifs dans leurs pays respectifs grâce à l’élévation de leur niveau scolaire. Elle sera antisioniste jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

L’effort, même limité, sera payant comme le montre l’exemple de l’Egypte. En 1907, 65% des filles juives sont analphabètes et 37% garçons. En 1947 elles ne sont plus que 24% et 10% des garçons. Toutes communautés confondues en 1947: 69% des filles sont analphabètes et 44% des garçons.

L'élite réclame des droits

Ces efforts produisent une élite qui commencera à réclamer des droits. Mais la grande majorité de la communauté reste marquée par une pratique scrupuleuse de la tradition. La revendication d’émancipation est freinée tant par la majorité indigène que par le pouvoir colonial qui tente de ne pas mécontenter les populations arabes. De plus, il existe parmi les colons européens un antisémitisme virulent.

Pour l’immense majorité de juifs, l’archaïsme et la pauvreté demeureront la règle et il faudra souvent attendre les années 1930 pour constater les premiers effets de la modernisation.

(1) Citations tirées du livre de Georges Bensoussan, «Juifs en pays arabes, le grand déracinement, 1850-1975»

(2) Bat Ye’or, «Les chrétientés d’Orient entre djihad et dhimmitude»


Paru dans Les Observateurs le 20.08.2014


 

 

17:09 | Tags : dhimmis, juifs, scolarisation | Lien permanent | Commentaires (1)