Conflit syrien: dérives occidentales et militantisme médiatique (10/09/2014)

Dans "Syrie, pourquoi l’Occident s’est trompé", Frédéric Pichon propose une analyse sans concession des dérives des chancelleries occidentales et des médias dans leur approche du soulèvement.

L’Occident aime les contes de fées. Un bon, un méchant et une fin en apothéose où le vilain est occis au profit des gentils démocrates. C’est ainsi que gouvernements occidentaux et médias ont d’emblée interprété le conflit syrien. Frédéric Pichon, spécialiste de la région, explique dans un livre court et dense les chausse-trappes dans lesquelles ils sont tombés.(1)

Pour que le conte corresponde à la réalité, ses narrateurs n’hésitent pas à écarter les faits qui la contredisent. Les médias, toujours prêts au militantisme, se sont vautrés dans cette daube manichéenne. Pichon donne de nombreux et sidérants exemples de leur ignorance et manipulations.

La Syrie comprend une majorité sunnite (environ 65%) et une mosaïque de minorités religieuses.pichon.jpg Dictateur et néanmoins laïque, Hafez Al-Assad et son parti Baas leur ont garanti les mêmes droits. L’ascension sociale a profité à ces minorités, dont les alaouites qui ont choisi en grand nombre l’armée, et les chrétiens qui ont opté pour l’administration, les professions libérales et l’enseignement. Elle a profité aussi aussi à une bourgeoisie sunnite en plein développement. Ici comme en Lybie, en Irak et ailleurs, le lien confessionnel et ethnique «se double de logiques tout aussi structurantes qui sont d’ordre tribal, clanique». Une complexité trop fatigante à prendre en compte.

Maux classiques de dictatures

Les Assad se sont de plus en plus appuyés sur les alaouites, et la Syrie a expérimenté les tares ordinaires des dictatures: détournement des ressources, népotisme, corruption, dérive mafieuse de proches du régime. La mondialisation et le libéralisme ont apporté leur lot de destruction d’emplois et une pauvreté accentuée par une démographie galopante. Les laissés-pour-compte de cette ouverture  alimenteront en grand nombre les troupes rebelles. Une partie du soulèvement est aussi dû à des potentats locaux soucieux de se débarrasser de la tutelle du pouvoir central et à des quartiers et des villes connus pour leurs trafics (armes, drogues, etc.). C’est le cas de Deraa, composée de tribus hostiles au régime et tête de pont des Frères musulmans.

Durant la période d’ouverture, le régime a bénéficié d’investissements massifs du Qatar et de l’Arabie saoudite. Ces pays en ont profité pour financer de multiples mosquées et madrasas où se sont épanouis salafistes et Frères musulmans. (1) Depuis quelques  années, les minorités s’inquiétaient des signes de radicalisation des sunnites, dont la prolifération de mosquées, les prières publiques, l’extension du voile et des manteaux sombres.  

Les médias en général et Al-Jazeera en particulier sont dans la cible de notre auteur. Ouvertement anti-Assad, la chaîne qatarie  se garde dès le début du conflit (mars 2011) de diffuser les slogans anti-alaouites des manifestants et rapporte peu de choses du dépeçage de forces de l’ordre à Banyas en mai 2011. Elle ne cessera pas d’alimenter le feu sunnite.

Des démocrates peu recommandables

Les Occidentaux se sont appuyés sur des mouvements très divisés et peu recommandables: le Conseil national syrien où les Etats du Golfe et les Frères musulmans exerceront une large influence et une Armée syrienne libre dont on découvre qu’elle a «toujours entretenu des liens étroits avec salafistes et djihadistes, qu’elle collabore même avec Al Qaïda.» Des opposants plus fréquentables sont ignorés.

Quant aux médias, ils reprennent sans retenue les chiffres et informations de l’Observatoire syrien des droits de l’homme. But de ce dernier: miser sur l’émotion et l’empathie vis-à-vis des victimes d’Assad afin d’obtenir une intervention des pays occidentaux. Selon Pichon, l’Observatoire est une émanation des Frères musulmans de Grande-Bretagne.

Les Occidentaux n’ont pas vu non plus que «… la proximité de l’Irak a joué un rôle largement dissuasif dans l’attitude  majoritairement attentiste, voire loyaliste de la population syrienne, y compris parmi la bourgeoisie sunnite (…)» effrayée par le spectre du terrorisme et des conflits communautaires de son voisin.

Le but étant exclusivement d’abattre Assad, dénouement que les Occidentaux imaginent rapide, toute solution politique est d’emblée écartée, les exactions des rebelles sont sous-estimées, leurs divisions minimisées et la présence très précoce des djihadistes ignorée. Les 4 et 5 août 2013, dans des villages alaouites, 190 civils sont tués, la plupart décapités, 200 femmes et enfants sont enlevés dont on est sans nouvelles. Commises par des islamistes appuyés par l’Armée syrienne libre, ces faits sont à peine relevés.

Aberrations fabusiennes

L’indignation est très sélective. On ignore par exemple les tourments des habitants des quartiers de Damas «qui essuient de la part de l’opposition depuis des mois les tirs aveugles de roquettes ou d’obus de mortier causant des dizaines de morts (…) » Qui sait aussi que les forces du régime ont laissé près de 50'000 mort sur les champs de bataille?

Les États-Unis jouent leur partition intéressée. Et si celle des Russes l’est aussi, il s’avère qu’ils ont choisi la voie la plus sage en incitant aux négociations et en refusant l’intervention militaire. Quant à la politique française, Pichon est généreux en exemples d’imbécillités fabusiennes. Les médias de l’Hexagone en prennent aussi pour leur grade. Voici un exemple qui joint les deux. Laurent Fabius est interviewé par Jean-Pierre Elkabach au lendemain de l’attaque des chrétiens de Maaloula par les rebelles djihadistes d’Al Nosra :

Elkabach: (Assad) continue à tuer, il a le permis de tuer avec des armes conventionnelles… 

Fabius: Aujourd’hui oui… 

Elkabach: Il est peut-être en train de massacrer les chrétiens de Maaloula qui appellent au secours, qu’il faut aider…

Fabius: Exactement.

Pichon imaginait-il que les propos suivants auraient une telle résonnance quelques semaines après la sortie de son livre: «La Syrie va rester pour de nombreuses années un réservoir de djihadistes, à quelques heures du cœur de l’Europe. Nous avons laissé s’installer à nos portes une zone grise d’où viendra la violence de demain: une violence aveugle qui balaiera nos sociétés fragiles.»

 

(1) Editions du Rocher, mai 2014.

(2) Cf en 1982, le siège et la répression sanglante à Hama, bastion des Frères musulmans. Les années précédentes, des attentats et des tueries avaient fait des centaines de victimes parmi les alaouites. 

(Paru dans Les Observateurs)

17:06 | Tags : pichon, syrie | Lien permanent | Commentaires (4)