Saïda Keller Messahli, la Suisse et l’islam: «Il faudrait des politiciens courageux! » (26/09/2014)

Étrange paradoxe : c’est une Zurichoise, Tunisienne d’origine, qui défend les valeurs d’égalité et de démocratie dans les médias romands -et bien sûr alémaniques- contre l’islam réactionnaire qui progresse. Elle est présidente du Forum pour un islam progressiste. Interview autour des questions qui agitent nos sociétés.

 

 IMG_0237.JPGVous êtes opposée au port du foulard. Comment interprétez-vous l’extension folle qu’il connait?

Certains milieux musulmans idéalisent la femme couverte. L’aspect sexuel est majeur. Couvrir et découvrir est un topos érotique, et très souvent on voit des femmes couvertes d'un foulard accentuer ce côté érotique, par exemple par des jeans très moulants ou un maquillage très voyant. Si on veut mener un débat substantiel sur le voile, il est indispensable de parler de sexualité. Les jihadistes, dont la première cible est le corps des femmes, le confirment. C’est un symptôme de notre temps, ces tabous qu'on n'ose pas discuter, ces sujets refoulés qui tournent autour des rapports entre hommes et femmes. Il y a un manque de clarté, de l’ambivalence, des contradictions: les musulmans «tabouïsent» ces sujets, ici aussi. Il existe une dialectique entre soumission divine et sexuelle. Cette injonction à se couvrir est un terrain propice à la régression. Les musulmanes qui se voilent veulent correspondre à l’image de la sainte, ce qui est un fantasme. Et il est plus simple de se soumettre plutôt que d’affronter, prendre des risques.

Et le niqab?

C’est la même problématique que le foulard, mais l’étoffe est plus longue, et la signification plus grave. C’est une manière de nier l’existence physique de la femme, son individualité. Elle devient une forme sans identité. Pour moi ce niqab, généralement noir, est presque un symbole de mort… en tout cas de mort sociale de la femme.

Vous vous êtes dites convaincue que la contrainte est un moyen efficace d’intégration et qu’elle n’est pas assez utilisée. Pouvez-vous donner un exemple?

Le foulard à l’école. Il est trop souvent discuté sous l'aspect du volontariat. C'est une mauvaise approche. Ma position et celle du Forum, c’est que les autorités aient le courage de dire qu'à l'école, filles et garçons doivent être traités de manière égale. Donnons cette chance d’égalité aux filles, car elles ne l’apprendront pas dans leur famille. Donnons-leur la chance de comprendre qu'elles ne doivent pas se soumettre aux autres diktats religieux de leurs parents. Aidons-les à gagner de la force pour faire face! Ce sont ces milieux qui ont tendance par exemple à marier leurs filles contre leur volonté.

Pourquoi ne faut-il pas inciter les communautés musulmanes à condamner l’Etat islamique?

Une condamnation spontanée a tout son poids. En revanche, je ne serai jamais sûre que ceux qui le font sous pression soient sincères.

Est-ce que les textes de l’islam ne posent pas problème? Coran, hadiths, charia… La doctrine est guerrière, expansionniste, très misogyne. Et ce que font les guerriers de l’EI, c’est en bonne partie ce qu’a fait Mahomet à Médine.

Vous avez raison, il existe un problème avec les textes. Mais il y a parallèlement un problème politique. Ce sont des forces totalitaires qui instrumentalisent ce texte pour légitimer leur course au pouvoir et le régime de terreur qu'ils veulent installer. Pour moi, la seule base de l'islam est le Coran qui a fondé une religion mondiale, mais qui n’est plus adapté à la vie d’aujourd’hui. C'est un produit de son temps. On, sait grâce à la linguistique, qu'il a été écrit par plusieurs auteurs. Il n'a aucun lien avec l'histoire du Prophète, il été construit après sa mort à partir de récits oraux dont on a fait un tout. Il faut débattre des conditions de sa genèse, oser le considérer comme un texte littéraire à adapter, à compléter avec le savoir d'aujourd'hui. Sinon, chacun prend ce qu’il veut, comme au supermarché, et on crée par exemple l'Etat Islamique. Je suis persuadée que ce n’est pas l'esprit de l'islam, car le Coran donne une place centrale au savoir, à l’étude du texte, à l’intelligence. Les jihadistes veulent recréer la Cité de Médine qu’ils considèrent comme la Cité idéale. Mais Médine était tout autre chose qu’une cité idéale! Notre époque permettrait de déconstruire et de reconstruire ce texte, c’est-à-dire de donner à la foi une substance d’intelligence. Si on ne fait pas ce travail, on ne s’en sortira pas. Surtout tant que le taux d’analphabétisme, de manque de savoir, est si grand dans les pays musulmans. C’est le terreau des jihadistes.

Selon l’écrivain Hamid Zanaz, c’est aussi l’école, soit la possibilité de lire le Coran littéralement, qui est le terreau de l’islamisme…

Il a raison aussi. L’école sème le grain d’une interprétation rigoriste, figée. Sans parler des écoles coraniques où les élèves n’ont aucune liberté de critique, apprennent le texte par cœur, répètent bêtement sans réflexion. C’est une manière de les conditionner à la soumission, à ne pas poser de questions. La modernité, c’est la liberté de penser.

Et les Hadiths, les paroles et actes de Mahomet à suivre pour l’éternité?

Je leur nie toute légitimité religieuse. Ils n'ont pas de rapport avec une quelconque réalité historique, ils sont inventés. Ils ont renforcé les aspects intransigeants du Coran et ont été intégrés dans la charia. Ils ont contribué à faire de la religion une simple série de rites vide de toute intelligence. Aujourd’hui nous sommes submergés par la religion, mais nous ne savons pas ce qu’est le religieux. C’est ce débat autour du religieux qu’il nous faut relancer.

Où situez-vous la frontière entre islam et islam politique? Les revendications relatives au foulard, au burkini, aux dispenses de cours, aux salles de prières, aux cimetières séparés, à la nourriture consacrée ou à la suppression du porc… l’extension des mariages forcés dans toute l’Europe, les enseignements antioccidentaux… font-ils partie de l’islam politique ou de l’islam classique?

D’abord, les mariages forcés ne font pas partie de l’islam. Même lorsque le Coran autorise les mariages de filles impubères, ce n’est pas dans cette optique. Mais aujourd’hui, il est vrai que c’est une réalité. J’ai d’ailleurs aidé beaucoup de jeunes filles à y échapper ici. Avec les revendications dont vous parlez, certaines communautés musulmanes optent pour une ségrégation qui va jusqu’au-delà de la mort, les cimetières séparés. Personnellement, je n’aurais aucun problème à être enterrée avec des gens d’une société qui m’a beaucoup donné, dont les membres m’ont portée, soutenue. Pour moi, les musulmans qui insistent sur la ségrégation ne sont pas intégrés. Et les musulmans ouverts – la grande majorité silencieuse - ne se sentent pas représentés par eux et par leurs grandes organisations.

Mais est-ce rassurant, puisque toutes ces régressions, de même que la bigoterie, s’accentuent?

Je trouve moi aussi très inquiétant de voir à quel point une minorité dicte des conditions sociales régressives. Mais c’est à la politique d’imposer à ces musulmans de s’intégrer sans poser des conditions de ségrégation. Il faudrait des politiciens courageux! Je ne comprends pas que même la gauche, et j’en suis proche, n’ose pas affronter ces sujets. Et quand elle le fait, c’est souvent pour exprimer un relativisme culturel.

Comment expliquez-vous ces revendications?

Une des idées centrales de l’islam est sa prétention à la suprématie, à la supériorité religieuse. Ça conduit certains musulmans à avoir un problème avec l’altérité: comment rencontrer l’autre, quelle est ma relation avec lui? C’est une question à traiter d’urgence dans les milieux musulmans! Cette idée de suprématie et de dogmes tels que « pur » et « inpur » « croyant » et « incroyants » conduit les musulmans conservateurs à se démarquer de tout ce qui n’est pas « musulman ». C’est là que commencent les revendications. Cette suprématie est une idée qu’il faut absolument déconstruire et remplacer par des valeurs humanistes.

Que pensez-vous de l’accusation d’islamophobie?

C’est un terme employé pour bloquer toute critique. La phobie est du domaine de la psychiatrie, or il y a un malaise – de la part des musulmans et des non-musulmans - dans la perception de l’islam et il est justifié.

Êtes-vous favorable à une surveillance des mosquées et de l’enseignement qui y est prodigué?

Oui. Et nous demandons que les imams prononcent leurs sermons dans une langue nationale. Il faudrait aussi que les mosquées renoncent à la ségrégation des sexes, que femmes et hommes prient côte à côte -certaines mosquées le font déjà, par exemple à Paris-, et que les femmes ne soient pas obligées de porter un foulard pour prier. Il serait normal aussi que ces lieux, comme les églises, soient toujours ouverts à chacun, musulman ou non.

 

D'abord paru dans Les Observateurs.

 

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