Djemila Benhabib: Charlie, l’islamisme, la gauche… (26/02/2016)
Dans son nouveau livre, l’activiste québécoise part des assassinats des dessinateurs pour brosser le paysage de l’avancée de l’islam radical aujourd’hui. Interview.
En 1994, Djemila Benhabib a 21 ans lorsqu’elle doit fuir l’Algérie avec sa famille après les premiers assassinats de la «décennie noire». En 2009, son premier livre, Ma vie à contre-Coran, la fait connaitre à un large public. Elle poursuit son combat contre l’obscurantisme au Québec, où elle vit, et en France où elle revient régulièrement.
Au Québec, elle paie la note: menaces, pétition contre sa candidature politique, procédures judiciaires, dont l’une parce qu’elle a dénoncé le port du voile des petites filles et l’endoctrinement des enfants par les concours de récitation coranique.
Elle a achevé l’écriture d’«Après Charlie» juste avant le 13 novembre. C’est un hymne à la laïcité et à la démocratie et une ode aux journalistes qu’illumine la figure de Charb. Femme de gauche, Djemila dénonce les complices du communautarisme, médias, partis, et sa propre famille politique qui abandonnent les valeurs de la démocratie. A cause de leur complaisance, «les nazillons verts, des Frères aux djihadistes, sont une espèce en pleine expansion.»
Djemila nourrit ses analyses par le portrait de résistants des pays musulmans, dont plusieurs sont tombés au champ d’honneur: Abderrahmane Fardeheb, Tahar Djaout, Naguib Mahfouz, et ceux qui poursuivent le combat tels Kamel Daoud, Alaa El Aswany et Boualem Sansal qui a rédigé la préface d’«Après Charlie».
Elle n’est pas tendre avec l’islam qui se déploie aujourd’hui dans les pays d’Allah: «Cette rigidité de pensée, s’agissant de la liberté de conscience et de l’altérité, place le monde musulman dans un énorme retard culturel et un déficit éthique abyssal. (…) Là où les musulmans dominent, un monothéisme essaye d’étouffer les deux autres. L’incroyance est criminalisée. La liberté de conscience et la liberté d’expression combattues. Ce refus de la critique, ce rejet de la pensée, cette négation de la réciprocité, cette aversion de l’altérité ont fait du musulman un être avili, un cœur aliéné, une tête sans tête. Insensibilisé à la vie dans sa pluralité et sa complexité, l’être musulman s’acclimate plus volontiers à la mort.»
- Pour vous, il y a un avant et un après Charlie. En quoi?
On n’appréhende plus la vie de la même façon lorsqu’on a été confronté à un tel degré de barbarie. On réalise que la démocratie est précieuse et fragile et que la première des libertés est la sécurité. Mais qu’est que cette chose: la sécurité, ce vilain mot, diront quelques-uns? Les dessinateurs historiques de Charlie étaient des personnalités attachantes qui ont marqué de mille et une façons l’enfance de certains et la résistance aux pouvoirs établis de certains autres. C’étaient des figures pacifistes d’une rare intelligence et d’une sensibilité si grande. En ce sens, ils représentent l’accomplissement culturel de toute une société et de plusieurs générations. Les perdre dans ces circonstances est terriblement difficile à accepter.
- Depuis ces assassinats, ceux du 13 novembre sont survenus. Comment les interprétez-vous? Une suite logique de Charlie ou une fuite en avant de l’EI?
Rationaliser une telle violence n’est pas facile. Mais je suis frappée par l’intensification de la frénésie de la violence. Tuer est presque un jeu. Au Bataclan, les assassins rient en exécutant leurs victimes. Nous sommes passés des assassinats ciblés aux assassinats de masse en quelques mois. Si l’on se place dans la perspective des assassins du 7 janvier 2015, les victimes portaient une «culpabilité» liée à leurs activités s’agissant de l’équipe de Charlie et des policiers, par exemple, alors que les juifs portent en eux une espèce de tare congénitale, celle d’être nés juifs. Le 13 novembre, la logique est différente. La focale de la culpabilité s’est considérablement élargie et par conséquent le nombre de victimes a bondi. De quoi étaient-ils coupables? D’être la France tout simplement. Les assassins voulaient faire éclater la France en jouant sur les clivages. La France est restée digne, soudée, debout. Ce qui du coup a créé un deuil d’une tout autre nature en fédérant les différents milieux d’appartenance des victimes.
- Pour vous, ce qui se passe dans les pays musulmans est indissociable de ce qui se passe chez nous. En quoi?
Évidemment, ce terrorisme je le connais bien. Je l’ai vécu en Algérie. Son objectif premier est la terreur. Cependant, il ne faut jamais perdre de vue qu’il est l’expression d’un projet politique qui vise à anéantir la démocratie. Je crains que la crise soit devant nous. Les pays arabes n’ont jamais été aussi fragiles, voir la Syrie, l’Irak, la Libye. Les démocrates dans le monde musulman n’ont jamais semblé aussi isolés et les démocraties occidentales n’ont jamais paru aussi divisées. L’islam politique, lui, avance. Malgré quelques ratés, il demeure un mouvement planétaire avec un appétit gargantuesque pour le pouvoir et une force d’attraction incontestable.
Désormais, les islamistes ont pris racine sur les deux rives de la Méditerranée et des deux côtés de l’Océan. Ils travaillent d’une façon concertée depuis 1960 grâce notamment à la diplomatie du porte-monnaie de l’Arabie saoudite qui a mis en place l’OCI et la Ligue islamique mondiale pour propager le wahhabisme à travers le monde. Tout ceci avec la bénédiction des Etats-Unis qui voyaient dans cette vague verte la possibilité d’engloutir l’ennemi rouge soviétique. A partir de là, toutes les dérives devenaient possibles. Eh bien nous y sommes! Avec une situation nouvelle. Entre l’Iran, le Qatar, les Émirats-arabes unis, le Koweït, le Pakistan et la Turquie, l’islam politique se décline désormais au pluriel. Et n’oublions pas l’islam politique de facture européenne qui vient s’amalgamer au reste.
- Vous êtes féroce par rapport à l’immense toile d’araignée qu’on tissée les Frères musulmans dans le monde, dont l’UOIF en France. Elle gère des centaines de mosquées et son but est d’établir la charia. Comment lutter contre ces courants?
Le but immédiat des Frères musulmans n’est pas d’établir la charia. Ce sont de grands pragmatiques et de fins stratèges. Ils savent qu’à court terme, l’exigence de la charia est contre-productive. Ils appuient sur un autre bouton: le respect de la «diversité» et de la liberté de religion. Ils vouent une haine viscérale à la laïcité qu’ils combattent farouchement. Ils agissent sur plusieurs fronts. Celui des politiques pour les influencer et pénétrer leurs instances. Celui des sphères intellectuelles et médiatiques qu’ils «travaillent» au corps pour formater l’opinion publique de façon à normaliser leur mouvement sur l’échiquier politique. Le troisième consiste à travailler les communautés musulmanes par un gigantesque réseau d’organisations caritatives pour les enfermer dans le fantasme de la Oumma et les isoler des sociétés d’accueil.
- Vous êtes très critique par rapport à la gauche et vous espérez une prise de conscience. Après Charlie Hebdo et le 13 novembre, la voyez-vous progresser?
C’est probablement en raison de mes affinités avec la gauche que je me sens profondément trahie par son courant communautariste qui n’a ménagé aucun effort pour défaire la laïcité et faire reculer par exemple les droits des femmes et des homosexuels sous la pression des intégristes. Je parle là de tous les intégristes. Car reconnaissons qu’il n’y pas que les islamistes qui testent nos États avec leurs listes d’épicerie.
Je n’ai aucune tolérance envers ceux qui ont fait le lit des intégristes. Je n’ai aucune sympathie à l’égard de ceux qui ont multiplié courbettes et salamalecs à des prédicateurs comme Tariq Ramadan alors que les miens se faisaient égorger en Algérie. Je viens de cette histoire-là. La corporation des journalistes dans mon pays d’origine a payé un très lourd tribut: 123 employés de presse (pas tous journalistes) ont été assassinés entre 1993 et 1997.
Mais il existe une autre gauche restée résolument républicaine, laïque et solidaire. Je pense à des figures comme Élisabeth Badinter ou encore Régis Debray. Cette gauche-là, se bat tous les jours contre le monstre à plusieurs têtes auquel nous faisons face. Je souhaite lui rendre hommage et saluer sa fidélité aux grands idéaux de Jaurès.
- Vous mettez en évidence la complaisance et la lâcheté des médias. Voyez-vous là aussi poindre un changement?
Les médias dominants sont le reflet de notre époque, consumériste à volonté et servile à souhait. Or, pour comprendre le monde et ses convulsions, il faut du temps, des connaissances et du recul. Les islamistes travaillent en meute, sur le long terme, et disposent de moyens financiers considérables. Ils savent soudoyer les uns comme ils savent jeter l’anathème sur certains autres en les accusant d’islamophobie.
- Vous soulignez la confusion faite entre «liberté religieuses» et «expression de la liberté religieuse» qui devrait être neutralisée. Mais selon la Convention européenne des droits de l’homme par exemple, les croyants peuvent manifester «en public ou en privé» leur religion et ceci entre autres par «les pratiques et l’accomplissement des rites».* Peut-on s’en sortir sans modifier ce genre de législations?
Oui, comme vous l’évoquez: «les croyants peuvent manifester…». Doivent-ils le faire à tout moment et en tous lieux, là est la question. Il y a dans ce texte des possibles en effet. Cette liberté de religion devient-elle pour autant une obligation absolue de religion? Le problème c’est qu’on a fait de cette liberté de religion presque un droit absolu de religion. Une liberté comme son nom l’indique n’est pas un droit. Elle est modulée par des droits et libertés reconnus dans le cadre d’une société libre, plurielle et démocratique.
Au-delà de ce débat juridique, la question qui nous est posée est d’abord d’ordre philosophique et politique. Elle est fort simple d’ailleurs. Jusqu’où peut aller la liberté de religion dans une démocratie? Nous pensions cette problématique dépassée. Elle l’a été en quelque sorte concernant le christianisme. Marcel Gauchet a une belle expression pour illustrer ce processus en évoquant «la sortie du religieux». A bien y réfléchir, il est question plutôt de «la sortie» du christianisme. C’est pourquoi l’un des chapitres de mon livre s’intitule «Dieu est mort (un peu), Allah est vivant (beaucoup».
- Vous citez Meddeb qui observe que les germes de de la violence sont dans les textes de l’islam. Or, les religieux et les responsables d’associations le nient. Pensez-vous nécessaire qu’ils l’admettent enfin pour qu'une évolution puisse se produire?
Le débat est déjà là, qu’ils l’admettent ou pas. J’ai même envie d’ajouter qu’il a existé dès les balbutiements de l’islam. Il n’y a qu’à se rappeler cette controverse à Bagdad, dans la première moitié du 9ème siècle. Le Coran était-il créé ou incréé? Bien sûr, nous savons comment tout cela s’est terminé: l’école rationaliste des mutazila a totalement disparu. Aujourd’hui, les forces centrifuges sont puissantes. Mais ce débat concerne les religieux. Ce qui m’importe, c’est de pouvoir penser l’être musulman en dehors du sacré, le restituer dans sa dimension universelle et humaniste. Car l’être est d’abord un être humain avant d’être un croyant.
- Pour vous le FN est d’extrême droite, entre autres parce qu’il perçoit l’immigration, surtout musulmane, comme une menace. Le paysage que vous brossez tendrait à lui donner raison? Et à propos de l'expansion de la radicalité musulmane, si je compare ce qu’a dit Marine Le Pen avec ce qu’a tu la gauche, qu’est-ce qui a fait le plus de dégâts à la démocratie?
Soyons clairs, ce que je reproche au FN, c’est sa fourberie, dire une chose et faire son absolu contraire. Il ne suffit pas de faire un bon constat. D’ailleurs, dans quel but? Celui de mettre à terre la République? Je ne crois pas en sa conversion subite à la laïcité. Un parti qui a fait de la haine des juifs le fondement de sa doxa depuis sa création ne peut les aimer subitement. Un parti qui fait de la haine de l’Autre son fonds de commerce, je m’en méfie comme de la peste. La République, c’est la fraternité.
- Les accommodements raisonnables se multiplient au Canada. La culture est différente de l’Europe, les juges ont davantage de poids dans les compromissions. Pouvez-vous en donner des exemples? Et au final, le résultat est-il si différent de la France?
L’«accommodement raisonnable» est l’outil juridique de l’idéologie canadienne du multiculturalisme. Celle-là même qui combat la laïcité, déconstruit l’égalité universelle, porte atteinte aux droits des femmes et institutionnalise la primauté du religieux. Il serait tro long de revenir sur l’origine du concept, mais voici deux exemples. Le dernier en date a beaucoup alimenté la campagne électorale de novembre dernier. Zunera Ishaq, citoyenne d’origine pakistanaise, vient de remporter une victoire judiciaire: il est permis de participer à la cérémonie d’assermentation pour l’obtention de la citoyenneté canadienne en portant le voile intégral, le niqab. Justin Trudeau, nouveau premier ministre, considère d’ailleurs que «le port du niqab est acceptable en tout temps et en tout lieu au Canada». Tout a commencé avec l’épisode du kirpan en 2002. Un élève sikh d’une école de Montréal, âgé de 12 ans, souhaitait porter son kirpan (un petit poignard considéré comme un symbole religieux par les tenants de l’orthodoxie sikh) en classe. L’école s’y est opposée pour des raisons de sécurité et après une saga judiciaire de quatre ans, le plus haut tribunal du pays lui a donné raison. Mais le kirpan est interdit à l’Assemblée nationale du Québec, dans les avions et à l’ONU pour des raisons de sécurité. Ne cherchez pas la logique…
- Au Québec, ces accommodements remportent un franc succès. Pourquoi?
Un franc succès, j’en doute fort. Au Québec, nous sommes toujours à la veille d’une tempête provoquée par un accommodement. L’équilibre est précaire, la gronde au sein de la population palpable. Les questions de fond ne sont jamais réglées, mais constamment contournées. Les élites font semblant de ne rien voir et de ne rien entendre. Un jour, nous paierons cher toutes ces compromissions qui minent notre cohésion nationale. Nous naviguons entre deux régimes. Le régime républicain, en théorie du moins, applique un seul régime de droits. Son référent est la nation et son leitmotiv l’égalité. Le multiculturalisme est réfractaire à toute reconnaissance politique de la nation et sépare en fonction de l’origine et de la croyance. Sa préoccupation est de maintenir l’équilibre social entre les communautés. Son souci est de faire cohabiter plusieurs régimes de droits. Typiquement au Québec, nous sommes à la croisée de ces deux chemins. J’espère de tout cœur que le modèle républicain finira par s’imposer.
* Convention des droits de l’homme: La liberté de conscience implique « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. » (art.9).
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