Réfugiés et immigration: Amnesty à la question (24/07/2016)

Afflux de requérants d’asile, dispositifs saturés, ras-le-bol des populations: entretien au long cours avec Manon Schick, directrice générale d’Amnesty International Suisse. 

Interviews: deuxième parution (9)

24/04/2015

Avec le drame du 19 avril, 700 personnes noyées au large des côtes libyennes, les défis de l’immigration clandestine augmentent. Si l’action humanitaire est renforcée, les réfugiés pourront aborder l’Europe avec davantage de sécurité et cette immigration déjà en forte hausse risque d’exploser. Et les trafics d’êtres humains seront favorisés en Libye.

MSchick_image.jpgJe ne suis pas sûre que nous allions vers une meilleure protection. Ces 2-3 dernières années, la situation s’est détériorée. L’opération Mare Nostrum visait à sauver des migrants, Triton qui l’a remplacée est plutôt destiné à protéger des frontières. Il y a déjà eu en quatre mois la moitié des morts de l’an dernier. Mais c’est vrai, la situation ne va sûrement pas se calmer en Lybie du côté des passeurs.

Vous avez toujours été très sévère à propos de Mare Nostrum. Or, elle a permis de sauver 170.000 personnes en 2014. On estime à 6000 les personnes noyées, et on a l’impression à vous lire que l’Europe est responsable de chaque noyé. Je trouve cela choquant.

Moi ce que je trouve choquant, c’est de constater que des tragédies se produisent aux portes de l’Europe parce qu’elle n’assume pas ses responsabilités. Elle a pris le risque de remplacer un système qui fonctionnait par une opération de portée absolument moindre, et en connaissant le risque de faire de la Méditerranée un cimetière.

Vous n’attribuez aucune responsabilité aux migrants. Or, ils connaissent les dangers. Ils emmènent par ailleurs de plus en plus d’enfants avec eux. Sont-ils forcés de prendre ces risques?

Je serais étonnée que les gens réfléchissent en ces termes. Que tant de personnes soient prêtes à prendre un tel risque témoigne de leur niveau de désespoir. Oui, tous les êtres humains ont une responsabilité et certains parmi ces migrants ont fait un choix. Mais beaucoup fuient des régions en conflits où elles étaient persécutées, ou étaient déjà présentes en Libye, dans des camps. Elles n’ont pas d’alternative. Actuellement, une personne qui souhaite déposer une demande d’asile en Europe doit venir dans un pays européen. C’est pourquoi nous demandons que les pays européens créent un accès légal.

Comment le concevez-vous ?

Nous demandons une voie d’accès légale pour les personnes qui ont une probabilité d’obtenir un statut de réfugié, qui peuvent prouver une persécution individuelle (prison, torture, etc.) ou qui doivent être protégées en raison d’un conflit et ne peuvent pas être renvoyées. L’idée est de ne pas faire venir quelqu’un qui ne répondrait pas aux critères. C’est ce qui se faisait dans les ambassades suisses avant que cette possibilité soit supprimée. Mais bien sûr, une personne qui obtiendrait une réponse négative sera susceptible de tenter une voie illégale, prendre le risque de traverser la mer.

Ça pourrait donc être fait dans les ambassades? Et les réfugiés économiques que vous appelez régulièrement à accueillir ne seront plus pris en compte?

Les ambassades pourraient trier les demandes, pour autant qu’il existe une coopération entre États européens, des accords pour savoir qui étudie lesquelles, etc. Ça permettrait d’éviter que les personnes qui savent qu’elles vont être renvoyées entreprennent le voyage. L’Europe essaie de le faire, mais en sous-traitant l’examen de ces demandes à des pays dans lesquels elles ne sont pas traitées de façon correcte, comme cela se faisait avec Kadhafi.

Une réunion des ministres de l’intérieur a remis sur le tapis l’idée de sites en Afrique qui feraient le premier tri. Qu’en pensez-vous ?

Pour autant qu’ils soient dans des pays où on peut garantir des procédures équitables, c’est envisageable.

Cette solution diminuerait-elle fortement le flot actuel?

Il y aurait sans doute une possibilité de diminuer. Ce n’est qu’un des facteurs possibles. Un autre serait évidemment, et c'est le facteur majeur, de trouver une issue au conflit syrien.

Selon un rapport de Frontex publié en mars 2015, les entrées clandestines ont augmenté de 180% en un an, les demandes d’asile de 38% (470'000). Les passages depuis le Maroc, la Hongrie ont aussi fortement augmenté. Comment gérer cet afflux que le HCR et vous-même nous annoncent plus fort encore cette année… et les suivantes ?

Ce sont les pistes que nous venons d’évoquer, notamment résoudre les conflits avant qu’ils ne dégénèrent, prendre en charge les déplacés dans les pays voisins, comme le Liban actuellement.

En Europe, les centres d’accueil sont engorgés, les caisses sociales n’arrivent plus à suivre, les frais médicaux explosent, et plus problématique encore, des millions de logements sociaux manquent. Comment accueillir toujours davantage?

Vous avez raison sur le constat, les centres sont engorgés. En Suisse, un projet-pilote prometteur permet de traiter les demandes plus rapidement. Il y a là une urgence, éviter que des personnes attendent une réponse durant des mois, voire des années et si elle est négative, qu’elles se retrouvent dans d’énormes difficultés pour partir. Ce sera un des moyens de désengorger les centres. Il est très important par rapport à la population suisse de prendre des mesures pour bien expliquer pourquoi des personnes fuient leur pays et viennent chercher refuge en Europe, pour que ça ne provoque pas des haines. Il faut aussi rappeler que les habitants sont quand même mieux traités que les requérants d’asile.

Mais le logement?

Il ne faut pas généraliser la situation de Genève ou de l’Arc lémanique.

C’est le cas de toutes les villes en Europe.

Dans certaines communes, par exemple dans les cantons des Grisons ou de Saint-Gall, des maires ont proposé d’accueillir des requérants d’asile en offrant des travaux d’occupation tout en favorisant les rencontres avec la population locale. Une commune de quelques milliers d’habitants a ainsi accueilli une petite centaine de requérants. La cohabitation se passe mieux que dans des grandes villes, car les habitants voient les requérants qui travaillent avec un autre regard. Il n’y a pas forcément un manque de places en Suisse.

Soleure qui n’est pas une grande ville a dû loger une famille syrienne dans une villa avec piscine.

Le problème ici, c’est l’organisation de la commune, ses liens avec les communes voisines, les logements à disposition, car effectivement une situation comme celle-ci n’a pas de sens et ne fait qu’augmenter le ressentiment contre les réfugiés. La commune pourrait louer la villa et utiliser cet argent pour loger des requérants dans d’autres bâtiments. Les autorités doivent aussi chercher des idées créatives.

Il existe un fort lobbying pour l’accueil des Syriens. Or, l’opposition à Assad a décidé de poursuivre le combat malgré la résistance du dictateur, au prix d’innombrables victimes, d’immenses champs de ruines et d’innombrables réfugiés. Est- il légitime que les pays voisins et l’Europe assument ce choix?

L’Europe n’est pas responsable de ce choix, mais c’est tout de même Assad et son régime qui sont responsables de la répression et de la majorité des 200'000 morts dénombrés. Et je ne suis pas persuadée que si l’opposition dans son ensemble fuyait la Syrie, il n’y aurait pas encore des millions de personnes déplacées à l’intérieur, et réfugiées. Actuellement, les Syriens en Europe représentent une infime goutte d’eau. Ce sont les pays voisins comme le Liban, la Jordanie et la Turquie qui accueillent les millions de réfugiés de Syrie. Faire plus en Europe, notamment pour les personnes vulnérables, est légitime.
Je pense qu’on pourrait permettre aux Syriens d’ici d’accueillir de la famille élargie, notamment parce qu’ils les reçoivent chez eux. Avec cet entourage, ces personnes s’intégreront plus facilement. Beaucoup de migrants Syriens disposent de formations, ils sont médecins, enseignants, etc., ce qui favorise l’intégration.

Ils semblent privilégiés. On n’entend pas parler par exemple du camp de Dabab au Kenya, à la frontière somalienne, qui abrite des centaines de milliers de personnes.

On pourrait dire que c’est une sorte de privilège. En même temps, si les Syriens bénéficient d’une admission provisoire, la Suisse ne peut pas les renvoyer. Et le fait qu’ils ont de la famille en Suisse leur permet de s’adapter plus facilement que quelqu’un qui viendrait du camp de Dabab.

Vous parlez de «forteresse Europe». Or, elle a accueilli des dizaines de millions de réfugiés depuis les années 90, elle a développé d’innombrables dispositifs d’intégration, elle a accepté le regroupement familial, ce qui a conduit à une diminution de la migration de travail de 40% entre 2007 et 2012 dans l’Union européenne. Comment pouvez-vous dénoncer une forteresse?

Je ne suis pas d’accord. Pendant longtemps, l’Europe a pris de nombreuses mesures pour intégrer, reconnaître, octroyer un statut. Aujourd’hui, elle essaie d’abord de se barricader, elle érige des murs avec des barbelés aux frontières de la Bulgarie, de la Turquie, à côté de la Grèce. Elle consacre plus d’argent à mettre sur pied des systèmes de surveillance des frontières qu’à l’accueil et la prise en charge.

Il ne s’agit pas seulement des arrivées, l’Europe les prend en charge durant des années. Par exemple, la Suisse a accueilli 50'000 Kosovars durant la guerre. Elle ne peut faire ça chaque année. L’intégration est coûteuse et une partie importante de réfugiés ne travaillent pas.

Une très grande majorité des Kosovars sont rentrés volontairement chez eux après la guerre. Tout dépend de la durée des conflits, dont il faut rappeler que c’est le facteur majeur d’augmentation des réfugiés.

La Suisse dégage des moyens financiers pour les camps là-bas, pour les réfugiés ici, pour les projets de développement, pour d’innombrables associations qu’elle subventionne. Personnellement, je me sens insultée par vos discours exclusivement accusateurs et culpabilisateurs. J’aimerais naïvement que vous nous disiez de temps en temps merci.

C’est sans doute parce que vous lisez mal nos communications. Nous avons dit que nous étions très reconnaissants à la Suisse quand elle a annoncé l’accueil de 3000 personnes vulnérables qui viennent de Syrie. Nous avons aussi exprimé notre reconnaissance aux personnes qui ont décidé d’accueillir des requérants chez elles. Il y a une disponibilité de la part de beaucoup de Suisses. Le pays investit beaucoup d’argent pour la prise en charge ici, et dans des camps. C’est exemplaire! Mais face à l’ampleur de la crise, je pense qu’il pourrait faire plus, par exemple en autorisant des Syriens à accueillir des proches.

Des gouvernements et leurs opposants se livrent à des luttes sanglantes; des conflits religieux et des persécutions millénaires s’étendent. Des dirigeant de pays aux riches ressources se fichent éperdument de développer leur pays. Pouvez-vous comprendre que des Européens se lassent d’assumer sans cesse davantage les conséquences de ces agissements?

Je peux le comprendre. Mais il est normal aussi qu’ils n’acceptent pas les bras croisés ce qui se passe. La solidarité avec les personnes qui fuient les persécutions va de pair avec la demande de comptes aux gouvernements. Nous devons mettre sous pression par exemple le gouvernement d’Érythrée, car ce qui se passe là-bas est inacceptable. Nous avons la responsabilité en tant que citoyens de pays libres de nous élever contre ces régimes. Au Conseil des droits de l’homme, la Suisse a récemment fait passer une résolution sur le Sri Lanka d’où viennent encore beaucoup de demandes d’asile. Ça peut avoir un impact sur les migrations.

Beaucoup de citoyens voudraient qu’on leur demande leur avis sur cette question d’immigration. Qu’en pensez-vous ?

En Suisse, on peut nous demander notre avis par initiative ou référendum. Le reste de l’Europe ne connait pas ce système, ce sont donc les élus qui représentent la population et sont censés tenir compte de l’avis de leurs électeurs.

Cette frustration et ces flux non maitrisés conduisent à une résistance croissante. Ne pensez-vous pas que vos discours sont susceptibles d’augmenter la xénophobie?

Non, je pense que les discours que nous tenons sur l’asile sont toujours nuancés. Nous expliquons les causes qui conduisent les gens à prendre des risques. Ce que je trouve irresponsable, c’est de faire des amalgames en considérant par exemple que tous les requérants d’asile sont des dealers, qu’ils sont responsables de tous les maux, de l’augmentation de la délinquance au fait que les trains sont bondés. C’est ce type de discours qui contribue à renforcer la xénophobie.

Le coût d’intégration d’une personne permettrait d’en aider 50 voire, si l’on compte en années d’aide, des centaines sur place. Accueillir une minuscule partie des 53 millions de réfugiés -hors les cas vulnérables – n’est-ce pas une sorte de charité qui s’effectue finalement au détriment de millions de réfugiés?

Vous avez absolument raison. Je l’ai toujours dit: il vaut mieux qu’une personne puisse être prise en charge et accéder à une procédure dans un pays proche du sien plutôt que se retrouver vulnérable, exploitée, prête à entreprendre de dangereux trajet. C’est d’ailleurs pour cela que la Suisse fonctionne avec ces deux piliers: aider à la prise en charge sur place, mais aussi garantir une procédure d’asile qui permette d’obtenir le statut de réfugié.

Nous sommes invités à accueillir à la fois des personnes et des réfugiés économiques, soit des gens qui viennent de Syrie, Érythrée, Maroc, Algérie, Mali, Libye, Irak, Palestine, Égypte, Afghanistan, Pakistan, Somalie, Nigeria, Soudan, récemment l’Ukraine, bientôt le Yémen. Et on prévoit l’arrivée de nombreux réfugiés climatiques. N’y a-t-il pas de limites?

Bien sûr! Mais je ne crois pas à une sorte d’accumulation de personnes d’année en année qui resteraient définitivement et seraient incapables de s’en sortir. On voit que les êtres humains sont capables de beaucoup d’adaptation, certains viennent, d’autres repartent.

L’importation de conflits ethniques, des bagarres racistes sont une réalité dans les prisons et les centres d’hébergement. Récemment, avant même d’aborder, des musulmans ont noyé 13 chrétiens. Par ailleurs, l’hostilité des réfugiés envers nos sociétés augmente. Pensez-vous que l’intégration s’annonce sous de bons auspices?

Non, une intégration ne s’annonce pas bien lorsque les conditions de prise en charge sont difficiles. Dormir dans un abri PC, en être exclu la journée et errer dans la ville est peu propice à l’intégration. Certains cantons logent des gens à la montagne, dans des containers, loin des lieux qui permettraient ne serait-ce qu’acheter une carte de téléphone. C’est pourquoi je pense que le projet-pilote qu’a mis sur pied la Suisse est bon: réunir toutes les personnes sous le même toit, avec un conseil juridique, des soins, la possibilité par exemple d’identifier des personnes souffrant de traumatismes.

La majorité de ces réfugiés sont musulmans, le risque que des terroristes se glissent parmi eux est réel. Par ailleurs, cette présence musulmane croissante cause partout des problèmes, les sondages montrent que les populations lui sont de plus en plus hostiles. Ne peut-on légitimement craindre l’accroissement des fractures, voire l’apparition de conflits sérieux?

Sur la question du terrorisme, on a en Suisse et dans les pays européens un système efficace de vérification. Il est peu probable que des terroristes choisissent la filière de l’asile. Le problème, ce sont plutôt des jeunes d’ici qui se radicalisent et partent faire le jihad. Il peut aussi y avoir un lien entre le fait de quitter son pays et de se recentrer sur une appartenance religieuse, ethnique. Pour l’éviter, il faut qu’il y ait toujours dans la prise en charge des travaux d’occupation, la reconnaissance des réalités vécues, des contacts avec la population. Il faut aussi rappeler qu’une très grande partie des victimes des terroristes sont musulmans, car la majorité des attentats ont lieu dans les pays comme l’Irak, la Syrie ou le Nigeria.

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