Grâce à MBS, Al-Soudai ne considère plus les juifs comme des traitres, ni les chrétiens comme des gens haineux. Et il ne se souvient certainement pas avoir soutenu l'EI.
Trois ans d’interdiction de mosquée. C’est ce dont a écopé un Algérien pour avoir interrompu le 27 juin dernier la conférence du prestigieux imam Abderrahman Al Soudais, responsable de la principale mosquée de la Mecque. C’était à la grande mosquée wahhabite de Genève. Face aux propos virulents du perturbateur, l’orateur a battu en retraite. Que comprenait l’acte d’accusation? La guerre que mène l’Arabie saoudite au Yémen (réd : dans l’indifférence des alliés occidentaux) et le boycott du Qatar, les coups d’Etat de 1992 en Algérie, d’Al Sissi en Egypte et plus récemment la tentative en Turquie. L’Algérien, qui se répète beaucoup, loue la liberté suisse, mais regrette l’État islamique qu’avait commencé à dessiner Mohamed Morsi et que voulait établir le FIS en Algérie.
L’épisode a bruissé dans les réseaux sociaux, l’Algérien est généralement applaudi par les internautes musulmans, surtout Magrébins. Le clash illustre les courants tumultueux que traverse le monde musulman face à la nouvelle politique de Mohammed Ben Salmane (MBS) le prince héritier. Une nouvelle lutte d’influence oppose le régime saoudien et les Frères musulmans.
Selon Sophie Roselli, journaliste de la Tribune de Genève qui connait bien le lieu de culte et ses habitués, «la colère se fait sentir surtout dans les rangs des proches du mouvement islamique conservateur Ennahda, lié aux Frères musulmans.»
MBS a placé à tête de la Ligue islamique mondiale (LIM) Mohammed bin Abdulkarim al-Issa qui fait le ménage pour son nouveau maitre. A Genève en novembre 2017, il a annoncé un tournant religieux: la lutte contre l’extrémisme et le passage à un islam moderne et ouvert, et ceci dans tous les centres contrôlés par le Royaume. A Genève, quatre fichésS ont été licenciés suivis de près par le directeur. Ces mesures ont suscité, nous dit Sophie Roselli. «colère, incompréhension, perplexité ou satisfaction». De tout un peu...
Certains défenseurs de l’islam barbare passent avec une facilité déconcertante à la vision nouvelle. C’est le cas du directeur de la LIM qui était, avant l’arrivée de MBS, ministre de la justice de ce royaume de l’injustice. Quant à l’invité de Genève Al Soudais, docteur en charia islamique et célèbre pour sa «psalmodie éblouissante du Saint Coran», il déclarait en 2015 à la Mecque:
«Ô Allah, nous te demandons d'accorder victoire, puissance et triomphe à nos frères jihadistes au Yémen, au Levant (Syrie) et en Irak. Ô Dieu, accorde-leur la victoire sur les chiites athées, sur les traîtres juifs et sur les chrétiens haineux.»
Blasphèmes en Occident
Certaines prise de position de Salmane témoignent d’une audace assez époustouflante. Il s’attaque à des axiomes de la sphère musulmane: l’antisémitisme, la haine d’Israël et la détestation des États-Unis.
En janvier dernier, le secrétaire général de la LIM a envoyé un message au Musée de l’Holocauste de Washington à l’occasion de la commémoration de la Shoa. Il a affirmé que «l’Holocauste fait partie des pires atrocités humaines jamais commises, et personne dans leur bon sens ne le niera». Le fait d’ignorer l’extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale est «une réelle déformation de l’histoire et une insulte à la dignité humaine. (…) Le véritable islam s’oppose à ces crimes et leur réserve le plus haut châtiment qui puisse exister. Ce sont les pires crimes de l’humanité».
MBS a aussi, lors d'une réunion avec des responsables d’une organisation juive à New York le 27 mars, violemment critiqué les autorités palestiniennes pour leur refus obstiné de saisir les opportunités de paix. Et il l’a dit à Mahmoud Abbas. Encore une déclaration qui ne pardonne pas.
Salmane a aussi rendu visite à Trump en mars 2018, une initiative déjà très critiquée. Mais en plus, le cheikh al-Sudais, a déclaré à cette occasion que Trump et Ben Salmane «conduisaient le monde et l'humanité vers un havre de sécurité, de paix, de stabilité et de prospérité». Tonnerre dans les chaumières d'Allah.
Un internaute a trouvé la raison de ces trahisons: «…ce triste personnage n'est sûrement pas musulman. Certains disent qu'il est issu d'une famille juive! Cela explique bien des choses…»
Trouble frontière
A l’intérieur du pays, des cinémas ont rouvert et MBS a accordé quelques modestes droits aux femmes: autorisation de conduire, présence dans les stades et, dernière en date, autorisation de devenir notaire. Le ministère de la Justice a annoncé cette nouveauté le 9 juillet dernier. Mais les femmes restent pieds et poings liés à leur mari ou à leur «tuteur».
Des féministes et activistes des droits de l’homme, qui sont plutôt partisans des idées d'ouverture de MBS, ont été embastillés après quelques actions publiques, traités de traîtres par les médias, accusés de conspiration et de «contacts suspects avec des parties étrangères». Ils risquent gros.
C’est que la réforme, Salmane veut la conduire seul, conformément à la traditionnelle tyrannie du royaume. Les citoyens ont interdiction de s’en mêler.
On se souvient de l’enfermement dans un hôtel d’hommes d’affaires et de milliardaires du pays qui sous prétexte de «corruption» ont dû passer à la caisse pour retrouver leur liberté. Par ailleurs, des milliers de «religieux extrémistes» auraient été démis de leur fonction, selon une déclaration du ministre des Affaires étrangères d’octobre 2017. MBS a aussi créé une « Haute autorité » destinées à «protéger les hadiths d’interprétations extrémistes». Ils traqueront «tous les textes qui contredisent les enseignements de l'islam et justifient que des crimes, des meurtres et des actes terroristes soient commis en son nom » Car dans ce pays musulman comme dans les autres, il est exclu d’invoquer autre chose que «le vrai islam» pour s’adapter à la modernité et se diriger vers les droits de l’homme.
Entre purge pour renforcer son pouvoir et mesures pour un futur plus humaniste, la frontière est trouble.
Les constats penchent pour la face obscure: doublement du nombre d’exécutions capitales depuis l’accession au pouvoir de Salmane, condamnations politiques, exécutions de mineurs, torture, fouet, décapitations suivies de crucifixion pour l’édification des masses. L’essentiel demeure.
Et Raif Badawi moisit en prison depuis cinq ans.
Dans le monde musulman, y compris européens, la confusion règne. La politique prend souvent le pas sur la religion. Le refus de de l'Arabie saoudite de soutenir le Maroc pour l’organisation de la coupe du monde de football est un des derniers scandales. Il est difficile de repérer dans cette daube idéologique une nouvelle approche de l’islam. La remarque de cet internaute à propos de l’affaire de la grande moquée l’illustre:
«Je ne fais pas partie des Frères musulmans, mais tous les musulmans sont mes frères.»
Un cheik chahuté dans la grand moquée wahhabite illustre les difficultés du prince héritier à imposer sa stratégie. Les partisans des Frères musulmans en profitent.