A ma droite, des connaisseurs du Coran dont Wafa Sultan, Majid Oukacha, Sami Aldeeb, l'auteure de ces lignes et tant d’autres qui affirment qu’il est dangereux et incompréhensible. A ma gauche, des intellectuels musulmans convaincus que la lecture du Coran est une bénédiction et qu’elle fera tomber les préventions des méfiants. Un avocat fribourgeois joue dans cette catégorie.
Devenir un pieux musulman vous plonge dans une sorte d’état second qui vous sépare des autres hominidés. Il se manifeste par la conviction que l’islam est une religion parfaite, donc supérieure à toutes les autres, que son destin est de conquérir la planète et que le pieux musulman doit participer à cette conquête. L’association Sahmalnour, basée à Genève, partage ces convictions et utilise pour cette conquête la distribution gratuite de Corans. (J’indique le site en anglais, le français ayant été déchiffré par Google).
Le but de Sahmalnour est aujourd’hui l’«impression, édition et distribution du Coran dans le monde dans toutes les langues». A ses débuts, ces buts étaient à la fois plus ambitieux et plus lyriques:
«Offrir un service juridique complet au réseau mondial de SAHMELNOUR; faire revivre la tradition du Waqf (réd: composant de la finance islamique) et souligner son impact sur la construction du visage lumineux de la civilisation musulmane à travers les âges; mettre le texte du Saint Coran à disposition de toute l'humanité dans les 6600 différentes langues courantes et dialectes locaux dans le monde entier; permettre à tous les musulman-e-s à contribuer à cet effort avec (suit l’indication du mode de donation); préserver la source première de la culture islamique afin d'identifier et de corriger les préjugés qui empêchent sa compréhension, aussi bien par les musulmans que par les autres peuples.» En 2011, sur sept membres fondateurs, cinq habitaient l’Arabie saoudite.
Aujourd’hui, le Registre du commerce en mentionne trois: Ali Omar Badahdah, citoyen de Jeddah (président), Pascal Desboeufs qui fait aussi partie du Conseil de fondation de la mosquée wahhabite du Petit-Saconnex, et Ridha Ajmi, avocat à Marly (FR), secrétaire. L’adresse de l’association se situe pour Genève à l’«Institut suisse d'assurance et finance islamique» de l’avocat, et pour le canton de Vaud au Complexe culturel musulman de Lausanne.
Ajmi Ridha me le confirme: «L’association cherche à offrir le Coran à toute l’humanité, croyantset non croyants. Ce n’est pas du prosélytisme, car on ne donne pas d’explications. C’est un accès direct à la source première de la religion musulmane et nous faisons confiance à l’intelligence humaine. Cette lecture permet aussi de contrer les préjugés.» C’est particulièrement important pour les non-musulmans, explique le site: «…pour voir de leurs propres yeux le message de paix que l'islam contient, plutôt que de compter sur des interprétations de seconde main, des citations inexactes ou des faussetés délibérées qui peuvent conduire à des préjugés et de la peur.»
Beaucoup d’entre vous pensent au groupe «Lies» qui distribue des Corans dans les rues et a été interdit en Allemagne à la mi-novembre. Il est accusé de radicaliser les musulmans. «Lies» est très actif depuis plusieurs années en Suisse. Sahmalnour a-t-elle des liens avec lui? Ridha Ajmi: «Non, nous n’avons pas de lien avec ce groupe et nous ne le connaissons pas. Nous n’avons d’ailleurs pas de lien avec d’autres groupes.»
Le produit est offert sous forme papier. Selon la page Facebook du mouvement et ses photos, des distributions ont eu lieu entre autres en Australie, auprès de réfugiés du Liban, au Kirghizstan, en Indonésie, en Ethiopie, au Yémen…
Il faut dire que le chantier est vaste. Le site nous apprend que 6700 langues sont parlées dans le monde, alors que le Coran n’est traduit qu’en… 60 d’entre elles. Douze millions de Corans sont nécessaires aujourd'hui et d’innombrables traductions. La tâche est colossale si les musulmans veulent atteindre le score biblique: Sahmalnour.org affirme que «8 milliards de copies ont été imprimées dans plus de 2000 langues», et qu’environ 100 millions de Bibles sont vendues ou offertes chaque année. En comparaison, «il existe seulement 350 millions d’exemplaires du Coran» traduits en quelques dizaines de langues.
Ridha Ajmi, Tunisien naturalisé, a fait partie de nombreuses associations, fondations et sociétés. «En ma qualité professionnelle d’avocat, précise-t-il. Il s’agit en général de mandats professionnels, des services de domiciliation, d’administration, d’assurance de conformité à la loi et aux dispositions légales suisses.»
L'avocat est un homme d’affaire et un musulman engagé, et les deux se rejoignent souvent. Il possède à Genève, l’Institut suisse d'assurance et finance islamique qui sert d’adresse à plusieurs autres organismes. L’institut entend entre autres promouvoir et développer l'assurance et la finance islamique en Europe et en Suisse, et «développer et mettre en place un fond "Zakat"» («aumône», l’un des cinq piliers de l’islam).
L’avocat a créé la surprenante Ligue des oulamaas sunnites (LOS) qui espérait «trouver des solutions aux divers problèmes et conflits occupant la Oumma (Nation musulmane); œuvrer pour la formation d'une réelle référence juridique pour les musulmans sunnites à travers le monde, mettre en évidence les éléments fondamentaux de la religion musulmane pour lutter contre les préjugés sur l'Islam… œuvrer pour la concrétisation des hautes valeurs morales de l'Islam… contribuer à l'encadrement et la formation des jeunes chercheurs, prédicateurs et prédicatrices … dans l'intérêt de la Oumma.»
Pas de chance: les oulémas et la Oumma ont perdu leur ligue en 2016.
Ajmi a fait un passage comme secrétaire adjoint de la Fondation Wakef-Suisse, présidée par Mohamed Karmous. Elle a des buts multiples et ambitieux: «construire, acheter et assainir les lieux de culte musulmans en Suisse (…) former les imams (…) soutenir et financer les écoles de la langue arabe et de la culture musulmane en Suisse (…) construire des cimetières musulmans ou des carrés musulmans aux cimetières en Suisse.»
Il a aussi siégé au comité de la mosquée de Fribourg, puis est devenu -et est encore- président de l’Association des Musulmans de Fribourg.
On pourrait imaginer que le Coran saint et parfait est en légère contradiction avec les droits de l’homme, comme le démontrent son contenu et les pays musulmans qui tentent de l’appliquer. C’est une erreur. On peut parfaitement adorer Allah et simultanément lutter contre sa loi divine. Notre avocat en témoigne. Il est très engagé dans la défense des droits humains. Mais ses associations ont souvent passé comme des OVNI dans cette sphère très encombrée et très convoitée. La Golf network for rights and freedom entendait œuvrer pour le respect des droits et libertés de l'homme dans les pays du Golfe. Elle est en liquidation. Syria Care aurait voulu protéger et assister les victimes du conflit en Syrie, notamment les pauvres, malades, handicapés, orphelins et élèves nécessiteux. Créée avec trois Syriens habitant Djeddah, l’avocat en a été président, il en est actuellement le liquidateur. L’Observatoire euro-méditerranéen pour les droits de l'homme a aussi disparu.
Ajmi a œuvré dans l’Institut international pour la paix, la justice et les droits de l'homme qui promeut entre autres le dialogue constructif «entre les fidèles de toutes les religions», et survit aux vicissitudes. Dans le domaine, sa seule activité aujourd’hui est selon le Registre du commerce, la présidence du Centre de Genève pour la Démocratie et les droits humains. Un de ses buts: «lutter contre la culture de la haine, du racisme et du sectarisme».
Le Journal de l’association montre de magnifiques photos d’heureux bénéficiaires de Corans, dont de très nombreux enfants. L’idée qu’un enfant puisse comprendre quelque chose à ce livre est extravagante. Mais il faut poser les bases! Cette initiative confirme en tout cas que le mouvement d'islamisation par la littéralité, soit le radicalisme dans sa forme la plus dure, est en marche dans le monde entier.
Sahmalnour offre gracieusement le livre saint. Son but: que chacun puisse en posséder un exemplaire et ainsi, le cas échéant, se débarrasser de vils préjugés.