Voici une enquête dense, d’une qualité rare et qui suscite une inquiétude familière. La méthodologie est minutieusement expliquée, les hypothèses et les résultats soumis à l’analyse critique des auteurs. Elle a été réalisée à la rentrée scolaire de 2016 après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan -et à cause d’eux- et a paru en 2018 sous le titre «La tentation radicale». Elle a été réalisée sous la direction d'Anne Muxel et Olivier Galland (photos).
Quelle proportion de jeunes est sensible aux idées radicales (à ne pas confondre avec l’attrait pour le terrorisme)? Quelles variables sont liées à ces idées? Quels liens avec les religions? C’est ce que tentent de déterminer les chercheurs.
Le questionnaire (85 questions !) a été soumis à 7000 lycéens de France âgés de 14 à 16 ans, majoritairement issus des classes moyennes et populaires. Les jeunes musulmans (1750) sont logiquement surreprésentés par rapport à la population en général. Le même questionnaire a été soumis à un échantillon de jeunes de 15-17 ans représentatif de la population française.
Les résultats ne sont pas faits pour rassurer. Alors que les autres religions sont touchées par un fort mouvement de sécularisation, les disciples d’Allah font le chemin inverse, et ce n’est pas anecdotique: «Cette montée de la religiosité chez les jeunes musulmans semble être un phénomène de grande ampleur», observent les auteurs. On sait que cette tendance est générale en Europe. La radicalité parmi les chrétiens est marginale.
Un indice fait à lui seul dresser les cheveux sur la tête: 81% de ces jeunes croyants estiment que «c’est plutôt la religion qui a raison sur la question de la création du monde, plutôt que la science» (27% des chrétiens). Les discussions de groupe confirment la persistance d’une vision omnisciente du Coran. «... il y a des choses écrites que la science, elle vient de prouver aujourd’hui. Je conclus que la religion (…) elle est en avance sur la science.»
On peut en déduire qu’il existe un nombre stupéfiant de prêcheurs qui œuvrent à faire de leurs disciples des attardés. Et de quoi sont capables ces jeunes pour défendre ce genre de convictions ?
C’est presqu’une autre planète qui se dessine. Une bonne partie de ces croyants diffèrent des autres jeunes dans l’absolutisme religieux (ceux qui rejettent tout relativisme religieux, qui estiment qu’il n’y a qu’une seule vraie religion et que celle-ci a raison sur la création du monde). Des convictions qui ne dépendent pas du milieu social et économique, ni des performances scolaires et pas non plus du pessimisme ou de l’optimisme relatif à l’avenir professionnel. Même le sentiment d’être discriminé joue un faible rôle.
32% de ces musulmans sont absolutistes et les trois quarts des absolutistes sont musulmans (6 % de chrétiens). Et dans la vie quotidienne et les mœurs, les jeunes musulmans se distinguent aussi. Ils sont bien plus nombreux que leurs camarades à soutenir les cantines respectant la confession (70%), à trouver anormal que les jeunes filles ne puissent pas porter le voile à l’école, à condamner l’homosexualité et à assigner aux femmes un rôle traditionnel. Mais les filles sont bien plus nombreuses à refuser ce statut (38%) que les garçons (18 %). Une forte religiosité et cette conception absolutiste les poussent à adhérer à des valeurs «qui, sur le plan des mœurs en tout cas, sont à rebours de celles qui dominent dans les sociétés européennes ou plus largement occidentales».
Les musulmans sont sans surprise les plus nombreux à considérer que leur religion est «très importante» dans leur vie personnelle (63 %), à se déclarer très proches des gens qui ont la même et à se dire «déjà engagé pour sa défense».
Attentats et théories du complot
Sur l’ensemble de l’échantillon, 24 % ne condamnent pas totalement les auteurs des attentats de Charlie Hebdo et 13 % ceux du Bataclan. Les Minutes de silence ont laissé indifférents 24% des lycéens pour les dessinateurs et 19 % pour le Bataclan. Qui sont-ils? Principalement «ceux qui se déclarent tolérants à la déviance et à la violence dans la vie sociale, d’origine étrangère et musulmans, a fortiori s’ils sont religieusement absolutistes.»
Plus de la moitié de l’échantillon considère qu’il est acceptable dans certains cas de «se sacrifier et mourir pour une cause». Ils sont nombreux à être tolérants sur l’usage de la violence.
Une large majorité de l’ensemble des lycéens accrédite l’idée que les attentats du 11 Septembre ont été d’une manière ou d’une autre commandités par la CIA. Seuls 33 % déclare que dire que la CIA a organisé les attentats du 11 septembre est totalement faux (mais 59% de l’échantillon représentatif). Les médias ont une faible légitimité: près de 7 lycéens sur 10 déclarent qu’ils ont menti ou dissimulé des informations… et à peu près autant dans l’échantillon représentatif.
Cette adhésion est liée à une mauvaise intégration économique (père chômeur etc.), des sentiments de discriminations ethniques ou religieuses, la conviction que la société française est injuste, le refus de la devise républicaine. Elle prend appui sur le retour de l’antisémitisme: près d’un jeune partisan du complot sur cinq affirme vivre dans un environnement où il entend dire du mal des juifs.
Chez les 7 % qui adhèrent tout à fait à l’idée que la CIA a fomenté les attentats du 11 septembre, les facteurs explicatifs apparaissent plus nettement liés à la religion et au sentiment d’appartenance. L’adhésion à la défense du peuple palestinien joue également un rôle, de même que le sentiment de tensions identitaires.
Globalement, l’effet de l’appartenance à la confession musulmane est là encore puissant.
La démocratie contestée
Les chercheurs relèvent leurs étonnements:
- Le contraste entre le niveau élevé de défiance sociale et politique et la confiance assez solide qu’ils témoignent envers leurs familles et –plus étonnant- envers l’école.
- Le nombre de lycéens qui montrent une distance émotionnelle à l’égard des attentats et refusent la Minute de silence.
- La place des visions complotistes et la baisse de la confiance dans les élites politiques, culturelles et médiatiques soupçonnées de mentir ou de vouloir manipuler l’opinion.
Chez une majorité des lycéens, les fondements de la représentation démocratique sont contestés, et une majorité considère que la société est plus injuste que juste (54 %). Ils ne sont pas attirés par les partis pour améliorer ou résoudre la situation. Leur intérêt va plutôt aux problèmes de société: racisme, injustices et inégalités sociales, environnement, terrorisme… Sort du peuple palestinien.
La valeur de respect est omniprésente. Ce mot revient plus de 450 fois dans la bouche des lycéens à propos de presque tous les thèmes. Au vu de l’ensemble de l’enquête, cette invocation semble surtout vouloir dire: le respect que tu me dois ainsi qu’à mes idées, quoi que je fasse et quelles qu’elles soient.
Autre paradoxe: 83 % des lycéens disent que les choses les plus importantes à enseigner aux enfants sont l’obéissance et le respect de l’autorité.
Face au politique et aux médias, ces jeunes font immanquablement penser aux Gilets jaunes, un mouvement apparu deux ans après l’enquête. Ce phénomène pouvait presque être prédit par de nombreuses études citées par les auteurs. Elles rejoignent les opinions des lycéens: sentiment d’injustice, remise en cause de la démocratie représentative, défiance à l’égard des partis, des médias et du personnel politique. Dans une de ces recherches, 51 % des Français se disaient prêts à participer à une manifestation pour défendre leurs idées. «Ce potentiel protestataire entretient un climat de radicalité politique au sein duquel se développent nombre de signaux marquant une défiance institutionnelle bien installée dans les relations qu’entretiennent les citoyens, jeunes et moins jeunes, avec le personnel et les institutions politiques.» Même si les raisons de cette défiance ne manquent pas. Les adultes comme les jeunes témoignent aussi de l’affaiblissement du clivage gauche-droite.
Les chercheurs observent à propos de leurs discussions avec les professeurs et responsables des lycées: «Le sentiment d’être en permanence assis sur une poudrière semblait envahir beaucoup de nos interlocuteurs adultes et encadrants.»
La poudre est-elle aussi prête à exploser chez les jeunes?
Une étude réalisée dans une vingtaine de lycées montre à quel point une majorité de musulmans s’éloignent de nos valeurs et de nos modes de vie.