Ce n’est pas Venise qui a créé le premier ghetto juif comme le veut l’historiographie classique, mais Genève, près d’un siècle avant la Sérénissime. Ce n’est pas pour se vanter…
Les lecteurs de Jean Plançon, historien autodidacte qui autopsie l’histoire des juifs de Genève depuis de longues années, le savent. Pour les autres, approcher ce thème au cours d’une visite guidée dans la Vieille Ville avec ce passionné a un charme particulier. Ce dimanche18 mai, c’est à l’initiative du GIL, communauté israélite libérale de Genève, qu’une quarantaine de curieux ont parcouru deux facettes de l’histoire genevoise, celle du ghetto et celle de l’université.
Au cours du 13e siècle, des juifs arrivent à Genève, petite ville concentrée sur sa colline. Ils sont de passage et paient un droit d’entrée supérieur aux autres voyageurs: pour les hommes quatre deniers, pour les femmes enceintes, huit.
Le concile du Latran de 1215 a étendu les restrictions imposées aux juifs, dont l’obligation de porter une marque distinctive: chapeau à bout pointu en Allemagne, rouelle en France, un signe destiné en particulier à éviter que des chrétiens puissent sans le savoir avoir des relations charnelles avec des juifs.
Un début prometteur
C’est en 1396 qu’une présence juive est relevée à Genève. Les arrivants s’installent librement sur la colline. La communauté compte d’abord une quinzaine de familles qui se regroupent entre la place du Grand Mézel et la rue de l’Ecorcherie (les abattoirs). Parmi les hommes, des médecins, des maîtres d’enseignement, des banquiers, « des familles opulentes qui vont acheter des maisons, reconstruire des granges et financer le réaménagement des rues », raconte Plançon.
Cette réussite suscite bien sûr une certaine jalousie. Pierre de Magnier, responsable de la paroisse de Saint-Germain sise dans le quartier de « la juiverie », adresse une supplique au Comte de Savoie afin qu’il oblige les juifs à porter un signe distinctif … sous prétexte toujours d’éviter l’épouvantable perspective de relations sexuelles avec des chrétiens. Le Comte n’obtempère pas. En 1406, on compte une trentaine de familles, entre 100 et 200 personnes.
C’est en 1428, sous la pression des commerçants, que le Conseil de Genève décide par décret d’assigner à résidence les juifs durant la nuit. Deux nouvelles portes sont construites afin de fermer le quartier.
L’ancêtre de tant d’autres
C’est le premier ghetto d’Europe, ancêtre de ceux qui se multiplieront au XVIe siècle. Il ne s’appelle pas ainsi, le mot n’apparaîtra qu’en 1516 avec le ghetto de Venise. On l’appelle le «Cancel», qui signifie bornes, limites, barrières.
Les familles juives sont expropriées et doivent payer un loyer à leurs nouveaux propriétaires.
La situation se gâte un peu plus lorsqu’en 1461, des émeutiers attaquent et pillent le cancel. L’hostilité de la population croît. Il est interdit aux juifs d’être drapiers ou médecins. Et une manœuvre originale permet de clore la question: en 1490, le Conseil de Genève décide de déplacer les filles de joie dans le cancel en laissant croire que c’est à la demande des juifs. Les Genevois crient au scandale, demandent leur expulsion. Les autorités cèdent.
Les expulsés s’en vont à Versoix où ils sont plutôt bien accueillis. Ils resteront dans cette région plus de 100 ans puis s’en iront progressivement, volontairement. On n’a plus trace d’eux dès 1632. Ils reviendront deux siècles plus tard.
Les révoltes fermentent dans la Petite Russie
Un autre volet de cette histoire genevoise contée au détour de quelques haltes, est un peu plus connue, elle concerne les Russes, l’université et la politique. C’est en 1874 que l’Académie de Genève devient une université par la création de la faculté de médecine. Adolphe de Rothschild crée une clinique ophtalmologique réputée.
L’idée d’attirer des étudiants aisés anglo-saxons échoue. Dès 1880, ce sont des ressortissants de Russie qui affluent (dont d’Ukraine, de Biélorussie et des Pays Baltes), mais aussi des Balkans et de la Turquie. La population genevoise les surnommera « les Orientaux ».
Dans l’empire tsariste, un sévère numerus clausus restreint l’accès des minorités aux universités et il n’en compte qu’une dizaine pour 125 millions d’habitants. Les femmes y sont interdites.
En 1910, sur 1438 étudiants, 61% sont orientaux, très attirés par la médecine, dont 60% de femmes (la moitié font médecine!). Elles représentent cette année-là 43% des doctorats. Quelque 80% de ces étudiants sont juifs.
Lina Stern, juive originaire de Lettonie, sera la première femme professeure de l’université, à la faculté de médecine de 1918 à 1925. Elle a fait des découvertes majeures sur le cerveau et donne à Genève selon Plançon « son statut de leader mondial des neurosciences ». Elle est sollicitée par Moscou et après deux décennies de succès sera victimes des purges antisémites de Staline. Son procès et celui d’autres intellectuels et artistes membres du présidium du Comité antifasciste juif a lieu secrètement en été 1952. Treize de ses co-accusés sont condamnés à mort et exécutés. Elle est condamnée au bannissement.
Ébullition révolutionnaire
La fin du 19e est une période d’ébullition révolutionnaire. De nombreux étudiants ont été forcés à l’exil par leur régime. Genève est libérale et la liberté d’expression étendue. Les exilés qui sont marxistes, anarchistes, sionistes, etc. poursuivent leurs activités politiques, créent les cercles sociaux-démocrates, fondent le Bund, le Parti ouvrier social-démocrate russe. Lénine, familier de la brasserie du Landolt, prépare le Grand soir en partie à Genève. Les éditions de propagande anti-tsariste se multiplient, les imprimeries clandestines sont nombreuses.
Ces étudiants et militants se concentrent dans le secteur de l’université, surtout autour de la rue de Carouge surnommée par certains « Karoutshka ». Le quartier lui-même est appelé « la petite Russie ». Les meetings politiques sont quotidiens dans les brasseries, et très animés: les chaises et les tables volent souvent.
Les conditions de vie de cette population sont des plus spartiates, souvent un litre de lait et un pain pour la journée. Et certains renoncent parfois à manger pour s’offrir une séance au théâtre. Barbus et chevelus, pauvrement vêtus, ils suscitent des critiques. Quant aux nombreuses jeunes femmes slaves… et blondes, elles suscitent fantasmes et envies. Les Genevois décrient leurs mœurs.
Dès 1910 le reflux des « Orientaux » commence, accentué par la guerre et à partir de 1917 par la Révolution russe.
Jean Plançon organise des visites guidées sur divers thèmes, à certaines occasions et sur demande. http://www.jean-plancon.ch/
C’est le début de saison pour ces balades à pied à la découverte du patrimoine. L’Office du tourisme organise chaque samedi une visite de «La Vieille-Ville et ses trésors».
(Paru dans Les Observateurs)
Commentaires
Merci Madame Valette pour ce très bel article,très instructif pour qui s'intéresse vraiment à l'histoire du monde .La vraie sans préjugé de couleurs de peau ou de mœurs autres que celles de gentils petits humains qui ne se rendent même pas compte du clonage dans lequel ils sont entrain d'entrer à petits pas
Article malgré tout surprenant et qui sans sans les historiens n'aurait jamais vu le jour comme bien d'autres faits passés sous silence
Très belle journée pour Vous
Très très intéressant, sur le premier ghetto juif nommé "cancel". .... Déjà du franglais ????
Je vous en prie, c’était un plaisir d’autant plus agréable qu'il a pu être ici partagé.
Belle journée à vous aussi!
Non, non, ce terme français vient du latin "cancellus" qui désigne des barreaux, une barrière, une grille, une balustrade et, au figuré, «des bornes, des limites». Il a été appliqué pour la première fois -et semble-t-il la seule- à Genève pour ce qu'on a appelé plus tard le "ghetto".
Il n'a rien à voir semble-t-il avec le "cancel" anglais (qui signifie annuler).
Merci Madame, je ne connaissais pas du tout cette partie de l'histoire Genevoise et cela m'a beaucoup appris.
Le cancel anglais vient aussi du latin (cancellare, cancelli). La racine latine signifie en fait créer des lignes qui forment des barreaux. On peut en tirer l'idée d'une barrière ou celle d'une suppression, d'une annulation. En anglais, un cancel (nom) désigne une marque tracée sur un timbre postal pour signifier qu'il a été utilisé. Aux Etats-Unis, un "cancel" désigne aussi un bécarre:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Becarre
Si l'humour est autorisé et ne part pas à la dérive... Chouette, une start-up genevoise qui aura rencontré un franc succès dans toute l'Europe et durant des siècles :-)
Article très intéressant. Sauf erreur, Rotschild a aussi créé l'hôpital ophtalmique qui se trouvait sur le site de l'actuelle auberge de jeunesse derrière le Palais Wilson.
Quite interesting Alain, thank you!
L'humour est autorisé, mais il est plus ou moins bon...
Vous avez raison à propos de la clinique ophtalmique qui a eu une grande renommée, et soignait les "indigents" gratuitement.
MERCI MIREILLE POUR CET ARTICLE...!
J'ai cherché ton blog.......tu m 'en avais parlé.....nouvelle forme de communication....!!
Comment vas-tu...? nous nous étions revues dans le Canton de Vaud...... et ça me ferait plaisir de te revoir.....petit repas..à Genève comme tu me l'avais proposé....!
A TOUT BIENTÔT ET JE TE SOUHAITE UNE TRES BON ANNIVERSAIRE ...TOUS MES BONS VOEUX T'ACCOMPAGNENT.......! A PLUS bises danielle
Excellent article! Merci Madame Vallette de nous rappeler ce passé des Juifs en Suisse.
Mais quand je lis sur le télétexte/RTS que "La justice autorise le salut nazi"....
"La justice suisse a statué que le salut nazi n’est pas un geste criminel s’il ne vise pas à “propager l’idéologie”, mais “exprime une conviction personnelle”.Il a pourtant été exécuté dans un lieu public (?) "Et qu'il ne constitue pas toujours un délit. Ainsi, si quelqu’un déclare tout simplement ses convictions personnelles et ne veut pas les imposer aux autres,(?) cela ne doit pas entraîner des poursuites judiciaires."
Etonnant et aberrant comme conclusions! Quand on sait qu'il est interdit en Allemagne, Autriche et en Russie où il est qualifié de propagande nazie, passible d'amende ou de prison. J'en déduis que le TF n'a pas tiré de leçon de ce que le monde a subi du régime nazis ni du rapport Bergier.