«Cet ouvrage est un magnifique travail académique, très pointu dans son domaine, mais qui sait rester clair et accessible. C’est une fontaine de connaissances objectives et fondées sur le Coran, comme il y en a beaucoup trop peu. Un ouvrage que je souhaiterais voir dans une liste de lectures imposées à tous les étudiants qui souhaitent un quelconque diplôme dans ce secteur.
Ce livre peut ou devrait être lu à deux niveaux. Le premier s’inscrit dans une discussion académique sur la théologie coranique, ou musulmane, comparée. Le second est simplement l’analyse du Coran, en lui-même et pour lui-même.
Le premier niveau est un peu ardu et peut sembler byzantin à des personnes peu averties. Il s’agit de déterminer dans quelle mesure le Coran dépend d’une même famille théologique que la Bible (AT et NT), s’il peut en quelque sorte trouver place dans l’équivalent théologique d’un arbre généalogique commun.
Pour répondre à cette question, Durie extrait du texte coranique une série de «théologies», c’est-à-dire de concepts religieux: par exemple rapport entre Dieu et l’humanité, mission des prophètes, notion de messie, de présence divine, de sainteté, de sacralité, d’alliance, de péché, de paradis, etc. Puis il examine si ces notions, dans le Coran, sont bien héritées de la Bible, avec leur signification biblique spécifique, ou si elles ne font qu’y emprunter des aspects superficiels, par exemple de simples termes auxquels sont associées, dans le Coran, des significations sans lien réel avec la pensée biblique.
Du créole plutôt que du français
Sa réponse est non, le Coran ne forme pas une continuité de sens théologique avec la Bible. Durie explique cette césure au moyen d’une métaphore linguistique: la relation entre la Bible et le Coran correspond non pas à celle liant le latin au français, mais plutôt à celle liant le français au créole. La langue française a une claire origine latine: elle reprend au latin un immense corps terminologique, avec les significations correspondantes, de même qu’une longue série de règles grammaticales et syntaxiques. Il y a certes une évolution marquante, mais avec une profonde continuité et la préservation de structures fondamentales. Il y a héritage. En revanche, le créole, s’il foisonne certes de termes français, est structuré comme une langue africaine et adapte très librement le matériel terminologique français, sans se soucier autrement de sa signification d’origine. Il y a seulement emprunt.
La démonstration de Durie constitue ce que j’appelle ici le deuxième niveau de lecture, à savoir l’analyse objective du Coran afin d’en dégager des sens théologiques spécifiquement coraniques, pouvant dès lors être comparés à ceux établis par les études bibliques. Cet exercice fournit en effet une découverte captivante du Coran, qui intéressera tous les amateurs, même très peu portés sur la chose religieuse.
Durie constate d’abord un écart très prononcé entre la masse de références bibliques du Coran, ce qui suggère une grande connaissance de ce matériel, et un certain nombre de disparités de sens majeures, qui indique plutôt une approche superficielle des contenus bibliques. Ainsi, le Coran amalgame la sœur de Moïse et Aaron, fille d’Imran, avec la mère de Jésus. Il se réfère à Haman comme à un officiel de Pharaon alors que le Haman de la Bible était un vizir sous Xerxès. Dans sa version de l’épisode du Veau d’or, le Coran parle d’un «Samiri» (Samaritain) qui égare les Israélites, alors que les Samaritains de la Bible n’apparaissent que plusieurs siècles après l’Exode. Le Moïse du Coran, avant d’entrer en Terre sainte, demande à son peuple de se souvenir que Dieu leur avait autrefois déjà désigné des prophètes et des rois, alors que selon la Bible, Israël n’a eu de rois qu’après l’installation sur place. On peine en outre à trouver dans le Coran des citations exactes de la Bible. Nous avons là un premier indice d’une créolisation de la Bible dans le Coran.
Des fils conducteurs contradictoires et contraires à l’histoire
Pour aller plus loin dans l’étude du Coran, Durie décide d’abord d’écarter le narratif dicté par les hadiths, les biographies et les exégèses islamiques. En effet, ce matériel est extrêmement contradictoire et date le plus souvent de plusieurs générations après les faits supposés. Il a en grande partie émergé lors de conflits politiques qui en ont sans doute influencé le contenu. D’autre part, même les principaux fils conducteurs dictés par ce matériel sont très difficilement réconciliables avec les sources historiques et le contenu intrinsèque du Coran. Quelques exemples:
Le Coran ne mentionne le nom de Mahomet que quatre fois et toujours sous une forme qui pourrait aussi bien constituer un simple épithète signifiant «digne d’éloge». Le Coran parle aussi d’un «Ahmed» (le «plus digne d’éloge») pour le désigner. Qui plus est, ce nom n’apparaît ailleurs que très tard. Il n’en existe aucune trace épigraphique d’époque, parmi un matériel pourtant abondant. La première monnaie mentionnant «mhmd» date de 685, soit deux générations après sa mort supposée (632). Lorsque ce nom apparaît sur des manuscrits de l’époque (dont on n’a d’ailleurs que des copies plus tardives), c’est pour parler d’un leader militaire, parfois vivant après la date officielle de sa mort.
Le Coran ne dit presque rien non plus de La Mecque et de Médine (anciennement Yathrib), qui forment pourtant l’essentiel du décor de la révélation selon la Sunna et la Sira. La géographie coranique est sujette à caution. Il n’existe ainsi aucune trace historique ou archéologique de La Mecque d’avant l’islam ou datant de la période de la révélation.
D’autre part, le Coran mentionne fréquemment des endroits qui se situent beaucoup plus au nord. Il précise que les auditeurs de la récitation coranique passent souvent devant les ruines témoignant du sort du peuple de Loth, alors que selon les récits bibliques, la destruction de Sodome et Gomorrhe est associée à la région entourant la Mer morte, à plus de mille kilomètres de La Mecque. Le Coran enfonce ce clou en précisant ailleurs que Allah aurait «fait périr les cités autour de vous», alors qu’on ne trouve aucunes ruines de cités aux environs de La Mecque.
Le Coran évoque aussi, pour parler de l’auditoire du prophète, des gens vivant dans une région fertile, avec des jardins, des fruits, du bétail – autant de choses inexistantes dans le Hedjaz de l’époque. Dans ses passages eschatologiques, le Coran parle volontiers de séismes, de grands incendies et de tsunamis – des phénomènes dont on peut trouver la trace au nord (Jordanie, Palestine, Levantin), mais pas dans le Hedjaz, une zone tectonique particulièrement stable.
Les manuscrits coraniques les plus anciens suggèrent également que l’ouvrage a été rédigé dans le Levantin. Durie peut ici proposer des arguments linguistiques très précis. Il relève aussi que certains manuscrits coraniques sont trop anciens pour convenir à la datation selon la tradition musulmane. Bref, le matériel livré par cette tradition est sans doute entaché d’erreurs majeures et Durie décide de se limiter au seul Coran et d’en analyser les aspects théologiques en fonction de ses seuls contenus.
Le Coran par lui-même
Pour prioriser cette tâche, Durie se laisse également guider par le texte coranique. Par exemple, sous l’influence des études bibliques, on pourrait être tenté d’étudier longuement le concept coranique du Salut. Mais le Coran ne contient que 60 occurrences de termes pouvant s’apparenter à cette notion, dont un seul avec le sens en question. Et nulle part le Coran ne parle d’un «Sauveur». En revanche, on y trouve 316 occurrences évoquant la notion de guidance (racine h-d-y). Durie estime qu’une théologie scripturale coranique doit être priorisée en fonction de la fréquence avec laquelle l’ouvrage traite des thèmes en question. On ne peut guère parler d’un concept théologique coranique pour un aspect qui n’est abordé qu’une fois, brièvement, dans l’ouvrage. D’autre part, ce n’est qu’en comparant de multiples occurrences et le contexte textuel de thèmes traités dans le Coran qu’il devient possible d’en dégager le sens spécifiquement coranique. Ainsi, l’un des attributs de Allah les plus fréquemment mentionnés dans le Coran est le «Miséricordieux» – c’est donc clairement un aspect théologique important, à creuser. On s’aperçoit alors notamment que jamais le Coran ne dit Allah miséricordieux envers des incroyants. Au contraire.
Le Coran renferme différents types de textes d’importance variable pour les aspects théologiques. Il propose ainsi notamment
- des récits, dont il dit qu’ils doivent servir à mieux faire comprendre et rappeler le message. Certains sont répétés maintes fois, d’autres n’apparaissent qu’une fois; certains sont très longs, d’autres consistent en une simple note.
- des ordres spécifiques, régissant la communauté des croyants. Ici aussi, certains sont uniques et d’autres, comme celui de dépenser pour la cause (anfaqa), sont très répétitifs.
- des commentaires d’événements, notamment survenus pendant la révélation, qui sont émaillés d’indications théologiques.
- des formules théologiques, souvent brèves et répétitives, formant des suites de déclarations, d’ordres, des avertissements, des encouragements. Un exemple typique: «Certes, Allah ne guide pas les gens mécréants.»
Une grande partie du Coran est constituée de dialogues et multilogues dont nous n’avons les déclarations que d’une partie (Allah), les interlocuteurs étant le «Messager» (rasul, en principe Mahomet), les croyants, les sceptiques. Nombre de passages s’ouvrent ainsi par une interpellation («Gens du Livre», «Vous qui croyez», «Gens!»). Le texte passe souvent d’une conversation à l’autre sans transition. Il peut aussi arriver que des djinns y parlent entre eux (chapitre 72). Souvent aussi, le Coran fournit des instructions à la suite d’une question précise («Ils t’interrogent au sujet du butin. Dis: ‹Le butin est à Allah et à Son messager.») ou d’une affirmation de certains personnages («Et ceux qui ont mécru disent: ‹Pourquoi n’a-t-on pas fait descendre sur celui-ci un miracle venant de son Seigneur?› Tu n’es qu’un avertisseur, et à chaque peuple un guide.»). Le même style est souvent utilisé pour relater des événements passés, notamment les tribulations des prophètes. Le Coran offre ici une sorte d’auto-exégèse très riche en éléments théologiques.
Cette insistance sur l’aspect vocal, parlé, du texte coranique, donne à penser que le Coran et apparu sous forme orale. Mais en même temps, le Coran parle de lui comme d’une récitation, d’une incantation, donc d’un texte (alors déjà écrit) que l’on récite, de manière répétitive.
Pour étudier cet aspect, Durie fait appel à une base de données réunissant l’entier du Coran (en arabe, bien sûr). On observe alors notamment que quelque 60% du texte coranique sont constitués de formules répétitives de quelques mots qui varient légèrement d’une occurrence à l’autre (cf. par ex. 45.3: «Il y a certes dans les cieux et la terre des preuves pour les croyants» puis variations dans 43.33, 16.67, 51.20, etc. plus de 40 occurrences au total). Cette forte densité liée à cette irrégularité dans le détail sont typiques des performances orales anciennes, où les interprètes utilisaient une série de formules fixes et de récits qu’ils vont répéter plusieurs fois en variant légèrement la phraséologie, plus ou moins volontairement. Un effet très net dans les différentes versions coraniques de récits en principe identiques. Par exemple, le Coran «raconte» sept fois le récit d’Adam et d’Iblis, mais avec des variations dans le contenu et les formules utilisées.
Le répertoire de formules constitue donc un indice particulièrement parlant sur la théologie coranique: elle met en évidence les aspects auquel l’ouvrage, ou la récitation, veulent donner du poids. De plus, certaines variations qui affectent le contenu théologique vont permettre de discerner une chronologie dans la révélation (le Coran standard étant simplement classé, à peu près, dans l’ordre de longueur décroissante des chapitres).
La fréquence et la répartition au sein des chapitres de certains éléments lexicaux particuliers (termes tels que «messie» ou «chrétien»), offrent un autre point de repère important pour cette chronologie. Celle-ci est primordiale pour cerner un autre aspect marquant du Coran: ses contradictions internes sur certains sujets. Par exemple, le Coran appelle dans certains chapitres à tolérer les non-musulmans, et dans d’autres à les combattre; son attitude envers juifs et chrétiens peut aussi différer radicalement selon les chapitres. Mais en même temps, il présente une indéniable cohérence interne. On doit donc supposer que ces différences résultent d’une transition (théologique).
Sur cette base, Durie peut maintenant articuler une théologie coranique de base, sorte de socle théologique permanent qui se confirme d’un bout à l’autre du livre, et ce qu’il appelle une «crise eschatologique» provoquant la transition susmentionnée. Je reproduis ici (en le traduisant) le schéma de cette théologie de base:
- Allah est le seul Dieu et créateur de tout ce qui existe. Il a créé les êtres humains et les a placés sur cette terre exclusivement comme ses esclaves (’ibad). Allah a aussi créé les anges, qui le servent, les djinns et al-shaytan, «Satan».
- L’objet et le but final de la vie humaine sont déterminés par la voie (sirat, sabil) que chaque personne suit. Ceux qui obéissent à leur créateur, sont croyants et confiants (amana), observent ses signes (ayat) et obéissent à ses ordres (amr) sont sur la «voie droite» (al-sirat al-mustaqim). D’autres se sont égarés (dalla) de la voie. Ils prennent pour guides d’autres que Allah: ce sont les associateurs (al-mushrikun).
- Les êtres humains sont par nature ignorants (tajhaluna), manquent de savoir (ilm), rejettent (kafara) la vérité et sont aisément égarés (adalla). Ils se tournent vers Allah dans le besoin, mais s’écartent de la voie dès que les choses vont bien. Pour maintenir l’humanité sur la voie droite, Allah envoie des messagers (rusul, sg. rasul) qui rappellent (dhakkara) et guident (hada) les gens en récitant (tala) les signes de Allah.
- Les gens peuvent se prémunir (ittaqa) en suivant la guidance (huda) fournie par un messager, Lorsqu’ils reçoivent cette guidance, ils doivent se repentir et revenir (raja’a, ada) dans la voie de Allah. S’ils le font, Allah leur témoignera sa miséricorde (rahmat).
- À présent, tous les êtres doivent écouter (tadhakkara) «le Messager» (al-rasul) qui, comme des messagers antérieurs, a reçu un «livre» (kitab) de Allah, «la récitation» (al-qu
Alain-Jean-Mairet s’est attelé à la lecture d’un livre magistral de Mark Durie sur le Coran et sa chronologie, dont il résume l’essentiel. J’ai ajouté les sous-titres et mis en gras certains passages de cette recension.